2 août
Il y a un petit tiraillement entre les jambes de Misty, une légère traction quand Tabbi décroche le sac à l’extrémité du cathéter de Misty et l’emporte dans la salle de bains. Tabbi le rapporte et le réenfile au long tube en plastique.
Elle fait tout ça de manière que Misty puisse continuer à travailler dans le noir absolu. Les yeux scotchés. Aveugle. Ne reste que l’agréable sensation de soleil chaud par la fenêtre. À l’instant où la brosse s’immobilise, Misty dit : « C’est fait. »
Et Tabbi détache la peinture du chevalet et fixe une nouvelle feuille de papier. Elle prend le crayon quand il lui semble émoussé et en donne un bien pointu à Misty. Elle tient un plateau de pastels, et Misty les palpe à tâtons, comme autant de touches de piano grasses et colorées, et en choisit un.
Pour information, juste au cas où, sache que chaque couleur que Misty sélectionne, chaque marque qu’elle laisse, tout est parfait, car elle a cessé de s’en soucier.
Pour le petit déjeuner, Paulette apporte un plateau de service, et Tabbi découpe tout en petites bouchées. Pendant que Misty est à son ouvrage, Tabbi place la fourchette dans la bouche de sa mère. Avec l’adhésif qui lui couvre le visage, Misty ne peut ouvrir la bouche que de manière limitée. Juste assez pour suçoter son pinceau et l’effiler juste pointu. Pour s’empoisonner. Toujours à son ouvrage, Misty n’a aucun goût en bouche. Aucune odeur n’arrive à ses narines. Au bout de quelques fourchetées de petit déjeuner, elle en a assez.
À l’exception du crissement du crayon sur le papier, la chambre est silencieuse. Au-dehors, quatre étages plus bas, les vagues de l’océan sifflent et claquent.
Pour le déjeuner, Paulette apporte encore de la nourriture que Misty ne mange pas. Le plâtre ne colle déjà plus bien à sa jambe tellement elle a perdu de poids. Trop de nourriture solide impliquerait un passage aux toilettes. Qui impliquerait un arrêt dans son ouvrage. Il ne reste pratiquement plus de blanc sur le plâtre, tellement Tabbi y a dessiné de fleurs et d’oiseaux. Le tissu de sa blouse est raidi par les éclaboussures de peinture. Raide et collant à ses bras et à ses seins. Ses mains sont encroûtées de peinture sèche. Empoisonnées.
Ses épaules lui font mal et craquent, et les os frottent à l’intérieur de son poignet. Ses doigts sont gourds à force de tenir son fusain. Son cou n’est qu’une succession de spasmes douloureux, à cause de la crampe qui remonte de part et d’autre de son échine. Son cou lui fait le même effet que le spectacle du cou de Peter, arqué en arrière et touchant son popotin. Ses poignets lui font le même effet que le spectacle des poignets de Peter, tordus et tout noués.
Ses yeux fermés à l’adhésif, son visage est décontracté de sorte qu’il ne bataille pas contre les deux bandelettes d’adhésif qui courent depuis son front sur ses yeux, sur ses joues, jusqu’à ses mâchoires, avant de descendre plus bas sur son cou. L’adhésif maintient le muscle orbicularis oculi autour de l’œil, le grand zygomatique à la commissure de ses lèvres, il maintient tous les muscles du visage décontractés. À cause de l’adhésif, c’est à peine si Misty peut entrouvrir les lèvres. Elle ne peut parler qu’en murmures.
Tabbi glisse une paille dans sa bouche et Misty aspire un peu d’eau. La voix de Tabbi dit : « Peu importe ce qui arrivera, Mamie dit que tu dois continuer ton art. »
Tabbi essuie le pourtour de la bouche de sa mère, en disant : « Il va falloir que j’y aille très bientôt. » Elle ajoute : « S’il te plaît, ne t’arrête pas, même si je te manque vraiment beaucoup. » Elle demande : « Tu me le promets ? » Et, toujours à son ouvrage, Misty murmure : « Oui.
— Quelle que soit la durée de mon absence ? » insiste Tabbi.